« On ne choisit pas ses
parents, on ne choisit pas sa famille, on ne choisit pas non plus les trottoirs
de Manille, de Paris ou d’Alger pour apprendre à marcher ». Comme le
disait Maxime Le Forestier on ne choisit pas l’endroit où l’on naît, et
aujourd’hui lorsqu’on est syrien on ne choisi même plus l’endroit où l’on vit.
Depuis maintenant mars 2011, la Syrie est en proie à une crise sans précédent
dans son histoire, une crise que bons nombres de syriens se refusent à appeler
« guerre » mais qui en a pourtant toutes les caractéristiques. Selon
le hors-série « Bilan Géostratégique » du Monde Diplomatique paru le 11 avril 2013, ce conflit aurait déjà
causé la mort de plus de 60000 personnes et en aurait forcé 1,1 million
d’autres a quitté le pays. A cela il faut ajouter la destruction par le régime
de Damas des plus grands édifices architecturaux et monuments historiques du
pays comme la Grande Mosquée Omeyyade d’Alep qui datait du XIIIe siècle après Jésus-Christ.
Vous vous demandez peut-être
pourquoi, entre deux articles consacrés à nos activités photos, nous publions
tout à coup un article consacré à la situation des réfugiés syriens en Turquie.
Si j’écris aujourd’hui cet article ce n’est pas dans le but de faire un manifeste
pour l’envoi d’armes à l’Armée Libre Syrienne et aux différents groupes
(islamiques ou non) qui combattent le régime de Bachar el-Assad, ni même de
provoquer un élan de compassion envers la population syrienne bien qu’il me
paraisse difficilement acceptable de rester insensible face à cette situation.
L’objectif de cet article est de relater ce que nous avons vu de la situation
des réfugiés syriens de la ville de Kilis en cette après-midi du jeudi 27 juin
et d’attirer l’attention, votre attention, sur la vie de ces milliers de
familles qui ont été contraintes de fuir un pays qui leur est cher pour un
autre qui, bien qu’il les accueillent, ne semble pas vouloir d’eux. Selon
l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés le nombre total de réfugiés
syriens en Turquie s’élevait à 220000 personnes environ fin 2012, dont 150000
dans les camps et 70000 en milieu urbain, une population qui devrait selon eux
doubler d’ici à la fin de l’année 2013 (http://www.unhcr.fr/pages/4aae621d7cf.html).
J’ai tenté ici, plus que de faire
un simple récit de cette journée, de présenter une situation qui nous a tous frappé
par la dureté de sa réalité. Selon le fondateur du Monde, Hubert Beuve-Méry, le journalisme c’est à la fois « le
contact et la distance », aussi loin de prétendre faire œuvre de
journaliste j’espère toutefois, après avoir été au contact de deux de ces
familles, disposer de la distance nécessaire pour vous conter leurs histoires.
Il est aux alentours de 15h
quand, après un peu plus d’une heure de bus et de paysages désertiques, nous
arrivons dans la ville de Kilis, située à 15 kilomètres seulement – à vol
d’oiseau – de la frontière syrienne. Le climat est lourd, la chaleur écrasante.
Chacun de nous se rend bien compte qu’il ne s’agit pas d’un jour comme les
autres dans le quotidien du projet. Sarah, une franco-syrienne, et Amir, un
syrien, avec lesquels nous avons bien sympathisés, qui nous aident beaucoup
depuis le début du projet et qui parlent parfaitement arabe et anglais, sont
venus avec nous, ainsi que Misia une volontaire italienne, dans cette ville de
85000 habitants du sud-est de l’Anatolie qui voit affluer chaque jour des
centaines de familles syriennes. Dès la descente du bus nous nous mettons en
marche à la recherche du « Human Society for Relief and
Development », une organisation syrienne qui aide plus de 4000 familles
réfugiées à Kilis (une famille représente environ 7-8 personnes) en faisant le
lien entre elles et des organisations non gouvernementales comme Médecins Sans
Frontières, la Croix Rouge et le Croissant Rouge. Alors que nous marchons des
enfants accourent à notre rencontre et cherchent à nous vendre des paquets de
mouchoirs ou des bouteilles d’eau tandis que notre appréhension, mêlé
d’excitation, grandit au fur et à mesure que nous approchons du but. Nous
finissons par arriver devant une porte entrouverte donnant sur une petite cour
intérieure. Au sein de cette cour quatre hommes discutent, installés à une
table à l’ombre d’un arbre imposant. Notre visite les prend au dépourvu. Malgré
tout ils nous invitent à rentrer dans un salon, qui fait aussi office de
bureau, et à nous asseoir. Les regards que ces hommes nous lancent sont à la fois
suspicieux et inquisiteurs. On peut lire sur leur visage leur interrogation
quant à la présence de 6 français, d’une italienne et d’un syrien ici, chez
eux. Le climat est tendu dans cette petite pièce chauffée à blanc par un soleil
de plomb et dans laquelle quatre, puis cinq hommes nous rejoignent. La
discussion s’engage timidement : Amir commence par expliquer le projet
Youth Through the Lens ainsi que les buts de notre visite puis petit à petit les
langues se délient et la conversation s’anime. La situation en Syrie, Bachar
el-Assad, la livraison d’armes à l’Armée Libre Syrienne, l’attitude de la
Turquie, la misère des camps de réfugiés et la situation plus que précaire de
ces milliers de familles syriennes qui vivent dans la ville même de Kilis,…
toutes les facettes de ce que certains spécialistes nomment couramment
« la question syrienne » sont abordés, non sans une certaine émotion.
La rancœur que ces hommes ont à l’encontre des puissances occidentales est
grande et l’un des hommes nous prend même à partie en accusant l’Union
Européenne et notamment la France de laisser mourir le peuple syrien alors
qu’il se bat pour la liberté. Ils nous demandent pourquoi, alors que la France
est intervenue au Mali et les Etats-Unis en Afghanistan, les puissances occidentales
laissent-elles Bachar el-Assad mettre le pays à feu et à sang. On se sent
attaqué en tant que Français par les paroles de cet homme à la fine moustache mais
que pouvez-vous répondre lorsque quelqu’un qui a (presque) tout perdu vous
regarde dans le blanc des yeux et vous lance, dans un mélange à la fois de
résignation et d’immense fierté, que son rêve est désormais de mourir pour
enfin être en paix.
Alors évidemment il y a des
enjeux géopolitiques qui nous dépassent et il apparaît aujourd’hui impensable
de livrer des armes sans savoir où elles vont réellement aboutir. Les groupes –
islamistes et laïques – qui combattent le régime syrien en place sont en effet
divisés ce qui rend compliqué un soutien armé de la communauté internationale. De
plus les puissances occidentales, les Etats-Unis, la France et la Grande
Bretagne en tête, dont la légitimation d’une intervention provenant de l’ONU
est toujours bloquée au Conseil de Sécurité par la position russe, redoutent
plus que tout l’installation d’un « régime sunnite extrémiste » (pour
reprendre les mots d’Hubert Védrine) une fois le dictateur tombé (http://www.franceculture.fr/emission-le-monde-selon-hubert-vedrine-le-gaz-sarin-et-la-ligne-rouge-en-syrie-2013-06-07).
D’où le statuquo. Pour autant on peut se poser une question : à défaut de
fournir des armes aux combattants, pourrait-on au moins fournir des vivres et
de quoi vivre décemment à ces dizaines de milliers de syriens, qu’ils vivent
dans ou hors des camps, et donner davantage de moyens aux ONG qui les aident
sur place. D’autant plus, et ce sont les hommes de cette organisation qui nous
l’ont dit eux-mêmes, que des groupuscules islamiques extrémistes comme le Front
al-Nosra ou l’Etat Islamique d’Irak (ISI) commencent à affluer dans la région
pour profiter de la détresse dans laquelle se trouve ces gens et tenter de les
recruter en échange d’eau, de nourriture,…
On ne sent néanmoins pas d’animosité
à notre égard, ces hommes semblent au contraire satisfaits de pouvoir se
confier à nous, de pouvoir nous parler de leurs fils qui se battent contre
l’oppresseur et surtout de pouvoir
nous montrez à quoi ressemble réellement la vie de ces hommes, femmes et
enfants ici à Kilis. Une partie de ces familles, devant la misère d’une
situation qui ne cesse de se détériorer, retourne d’ailleurs en ce moment même
en Syrie et ce, malgré les combats. Une situation résumé par l’homme à la
moustache en une phrase : « mieux vaut mourir là-bas le ventre plein
qu’ici le ventre vide ». La vie en Turquie est en effet extrêmement chère
pour les syriens, d’autant plus que leur accès au travail est limité par le
fait qu’ils n’ont pas la nationalité turque. Ils sont d’ailleurs moins payé que
leurs collègues turcs et sont bien souvent contraint à des petits boulots. De
plus les femmes ne travaillent pas ce qui privent les familles de potentielles
ressources supplémentaire.
photo : Pierre Pionnier
Dans la première famille que nous
avons rencontré après avoir quitté le siège de l’organisation, un seul homme –
Omar Ahmed Fatur – a à sa charge une famille entière de 8 personnes et pour
subvenir aux besoins de celle-ci il n’a pour unique source de revenu que la
vente de cigarettes sur le trottoir, devant l’immeuble qu’ils partagent avec
d’autres familles, lui qui fut jadis chauffeur de taxi à Alep. La totalité de
cet argent passant dans le paiement du loyer, la famille est contrainte de
récupérer les produits périmés jetés par le supermarché voisin pour pouvoir se
nourrir. Essentiellement des poivrons et du pain. Il pratique également le
recyclage de bouteilles en plastique dans le but de récupérer un peu d’argent
supplémentaire. Ces gens vivent dans seulement deux pièces (dont l’une à
l’allure d’un sas) reliées entre elles par un étroit escalier et sans aucuns
meubles, hormis une ou deux chaises et quelques tapis, pour les garnir. On sent
de la gêne chez ces gens, la gêne de ne pouvoir nous accueillir avec un verre
de thé alors même que c’est nous qui devrions être gêné de pénétrer ainsi à
l’improviste dans cette maison qu’ils ne considèrent d’ailleurs pas comme la
leur. L’atmosphère est chaleureuse et l’homme, sur le visage duquel on peut
lire tout le poids qu’il porte sur les épaules, parle facilement de l’exode,
des bombardements, de la vie ici à Kilis, du problème de ne pas avoir de
papiers ou encore des voisins turcs qui les ont aidé au début lorsqu’ils sont
arrivés il y a un an mais desquels ils ne reçoivent aujourd’hui plus rien face
une situation qui n’évolue pas. Devant lui à ses pieds ses deux enfants, qui
doivent avoir entre 5 et 8 ans, font figure de trésor. Ils ne vont cependant
pas à l’école, la famille ne pouvant assumer le coût que cela implique. En
écoutant cet homme parler et Amir traduire ces paroles je ne m’empêche de
penser à ce moment au siège de l’organisation « Human Society for Relief
and Development » où, dans un anglais approximatif mais désireux que rien
ne soit perdu dans la traduction, l’homme debout situé derrière le bureau nous
a asséné en nous regardant tour à tour fixement dans les yeux :
« demandez-leurs à ces gens quels sont leurs rêves ? » Cette
phrase qu’il a répété à plusieurs reprises comme on enfonce un clou, a
constitué pour moi le paroxysme de notre entrevue avec les membres de
l’organisation. Mais comment osé demander à cet homme, alors que je me trouve
face à lui, quels sont ses rêves pour l’avenir alors même qu’il se bat pour son
présent. Il se considère néanmoins chanceux, chanceux
d’avoir un toit et sa famille à ses côtés. « Abdullah » répète-t-il
souvent comme pour nous montrer à quel point il est reconnaissant à Dieu d’être
encore en vie et d’avoir sa famille à ses côtés.
photo : Pierre Pionnier
Dans la deuxième famille que nous
rencontrons l’atmosphère est encore plus pesante. Notre venue – à l’improviste
encore une fois – semble les mettre mal à l’aise et nous n’avons, à mon sens,
pu rentrer uniquement parce que le membre de l’organisation qui était avec nous
lui a demandé avec insistance. La situation qui nous est donné de voir est
encore pire que dans la première. Deux familles vivent dans une pièce située à
l’arrière d’un garage et séparée du reste de celui-ci par un simple rideau, de
l’autre côté duquel stationne une voiture. Nous prenons place sur quelques
tapis et nous entamons la discussion avec le chef de l’une des deux familles,
un homme qui fut assistant médical à Alep avant de voir sa maison détruite par
un bombardement et de devoir quitter précipitamment la Syrie. Six jours
d’exode, à pieds, pour franchir la
frontière illégalement et aboutir ici, à Kilis, dans la misère. L’homme salue
néanmoins l’aide des voisins turcs qu’il dit généreux mais qui, selon lui, ne
peuvent pas faire grand chose pour eux. Son visage est émacié et ses réponses
lapidaires. Le sentiment de malaise que nous avons à être ici s’intensifie
davantage encore lorsqu’il refuse catégoriquement, peut-être par honte de cette
régression sociale, que nous prenions la moindre photo. Il nous raconte
également l’accident dont sa fille d’une quinzaine d’années a été la victime.
Alors qu’elle rentrait dans l’endroit qui est désormais sa maison, elle a été
renversée par une moto qui arrivait à vive allure et qui a prit la fuite sans
se soucier de son état de santé. Seulement comment payer des soins chez un
médecin ou à l’hôpital alors qu’on peine à se nourrir. La encore le manque
d’argent est criant. Tout comme l’attachement au pays d’origine. L’homme nous
dit que si les américains mettaient en place, comme ce fut le cas en Lybie, une
zone d’exclusion aérienne ce qui permettrait de vivre à l’abri des
bombardements alors lui et sa famille seraient près à rentrer.
Après avoir quitté cette famille
nous avons dû nous rendre dans le bureau du « chef » du quartier,
après que l’un de ses sbires nous ai couru après pour nous dire qu’on n’avait
pas d’autorisation. Cet homme, un turc d’une soixantaine d’année, nous a
ensuite accompagné – prétextant vouloir nous montrer des familles syriennes –
dans tous nos déplacements en demandant aux syriens que nous croisions si le
gouvernement turc était gentil avec eux. Comme s’ils pouvaient répondre
« non ». Pour autant il faut reconnaître à la Turquie, ainsi qu’à la
Jordanie, au Liban et à l’Iraq, le fait d’avoir accueilli et d’accueillir
encore des centaines de milliers de réfugiés Syriens sur leurs sols. Je ne suis
pas certain par exemple que tous les pays d’Europe soient près à en faire
autant. La Turquie a d’ailleurs revu à la hausse pour 2013 sa part du budget
dédiée aux réfugiés. Toutefois les moyens mis en œuvre par l’Etat turc en
matière d’aide aux réfugiés demeurent insuffisants. De plus les tensions se
cristallisent de plus en plus entre des réfugiés qui se sentent abandonnés et
une population turque qui commence à être excédée par la présence de ces Syriens
qu’ils pensaient provisoire mais qui, selon eux, tend aujourd’hui à
s’éterniser.
L’immense majorité (voire même
l’ensemble) des réfugiés syriens aspirent quant à eux à pouvoir rentrer au
pays, chose impossible tant que ce conflit meurtrier perdurera. Chaque jour,
par amour pour leur pays, des centaines de jeunes – et moins jeunes – meurt
dans des villes dont beaucoup ne sont plus que décombres. Comme l’a écrit
Albert Camus dans L’Homme Révolté :
« Ce qu’on appelle raison de vivre est en même temps une excellente raison
de mourir ».
photo : Georgia Oriol
Le coeur et la plume, Georgia et Valentin
Un magnifique article. Bravo à vous mais surtout à tous ces gens au grand courage.
Superbe compte rendu bravo à toute l'equipe,photos magnifiques.
Bon retour et bonne expos.
Un admirateur
Gilou.